31-01-2011

Luc Gagnon est psychoéducateur à l'Institut Douglas. En 2003, il apprend que son père est atteint de la maladie d'Alzheimer. Il décide alors de consigner dans un journal quelques moments –précieux– partagés avec son père encore lucide. Deux ans plus tard, Luc Gagnon rassemble ces récits sous la bannière «Papa, maman, la bonne et moi», un recueil de textes empreints d’humour et de tendresse. La série est diffusée dans le cadre de la semaine de sensibilisation à la maladie d'Alzheimer et se poursuit pendant les prochaines semaines.


Janvier 2004 - Nous voici dans la salle d’attente du psychiatre. Quinzième rendez-vous médical au moins et sixième spécialiste en six mois. Toujours les mêmes questions sur la mémoire, la conscience... Hier, avec l’ergothérapeute, papa en a arraché. Y a pas été capable de nommer un seul premier ministre québécois. Côté fédéral, ça a été un petit peu mieux avec Trudeau et… Baldwin. Baldwin!? Who’s Baldwin ???

Après vérification, il y a eu un Robert Baldwin, co-premier ministre du Haut-Canada dans les années 1840. Un souvenir de cours d’histoire de papa? Mais il y a eu aussi un Stanley Baldwin, premier ministre d’Angleterre, au temps où papa était enfant. Enfin, un troisième Baldwin aurait été un homme important du cabinet de Mackenzie King dans les années 30. Faites votre choix. Mon frère Bernard a eu beau questionner papa... Zilch ! Nada. Moi, depuis l’épisode du regard mauvais, je le questionne pas trop, papa. Si lui me pose cinq fois de suite la même question, je lui donne cinq fois la même réponse sur le même ton, sans impatience, comme si c’était toujours la première fois.

Donc... on est dans la salle d’attente du psychiatre. Y a là un autre couple âgé qui attend lui aussi. À un moment donné, maman se penche vers papa pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille, mais y faut dire que quand maman chuchote, sourde comme elle est, on l’entend d’aussi loin que quand a’ parle, pis a’ parle fort. Donc, maman chuchote, en articulant chaque mot : «S’il te le demande, ON EST EN DEUX-MILLE-QUATRE, pis t’as quatre petits-enfants : VINCENT, MARTINE, SÉBASTIEN PIS VÉRONIQUE!» Papa la regarde, l’air très sérieux et un peu surpris. Il a souvent l’air surpris ces temps-ci.

Y a six mois, j’aurais grondé maman : «Voyons, tu vas fausser les données!» Mais aujourd’hui, je ne dis rien. Tout le monde sait qu’il a d’énormes trous de mémoire : la famille, le docteur, papa lui-même le sait. Toute l’aide du monde ne changera jamais cela. Mais là, lui souffler les réponses, comme à la petite école… Y a juste maman pour faire ça! J’affiche un sourire... de toute beauté j’en suis sûr, mais je le cache à maman. Je veux surtout pas lui faire de peine. Sauf qu’en dedans, je me dis : «Quel beau moment d’amour!», pis je prends une grande respiration pour le savourer tout mon saoul.

L’annonce à Michèle

Ma nièce Véronique, fille de ma sœur Michèle, a fait la grande annonce du premier arrière-petit-enfant à venir, annonce extraordinaire dimanche au téléphone alors qu’on était les quatre enfants chez Charles, le benjamin, pour un conseil de famille. En fait on l’a su en arrivant chez lui car il y avait eu fuite le matin. Tout le monde était donc au courant sauf Michèle et son mari François, les futurs grands-parents, comme toujours une heure et demie en retard au party-réunion. Ça n’a fait qu’augmenter le suspense. Dès leur arrivée, on se regardait tous avec un sourire dans les yeux en attendant impatiemment l’appel prévu de Véro.

Ça fait beaucoup de nouveaux personnages. Tout le monde suit bien? On résume : complicité, amour fraternel, petit drink et il est à peine midi en ce beau dimanche ensoleillé. Puis l’appel et le débordement : le cri de Michèle, les yeux mouillés de François, les trois frères en arrière qui crient des niaiseries, un autre petit drink, ça presse.

On est le mardi ou le mercredi suivant, je monte les marches en vitesse chez papa et maman, hâte de voir leur réaction, ça fait trois jours que maman ne doit parler que de cela. La porte s’ouvre, ils sont là tous les deux à m’accueillir, comme d’habitude. Je leur demande tout de go : «Comment vont les futurs arrière-grands-parents?» Papa fronce les sourcils et me demande : «Comment ça, arrière-grands-parents?» Maman se retourne vers lui et, impatiente, lui dit : «Ben oui voyons, Gérard : Véro, le bébé… Tu sais bien?» Là, papa a une réaction de surprise extraordinaire. Les yeux tout grands ouverts, il s’exclame très fort : «QUOI? VÉRO A EU UN BÉBÉ?» Maman, toujours au premier degré, commence à expliquer «Ben non Gérard…» puis se ravise, a un petit rire et le regarde, finissant le tout par son plus beau sourire.

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