08-02-2011

Luc Gagnon est psychoéducateur à l'Institut Douglas. En 2003, il apprend que son père est atteint de la maladie d'Alzheimer. Il décide alors de consigner dans un journal quelques moments –précieux– partagés avec son père encore lucide. Deux ans plus tard, Luc Gagnon rassemble ces récits sous la bannière «Papa, maman, la bonne et moi», un recueil de textes empreints d’humour et de tendresse. La série est diffusée dans le cadre de la semaine de sensibilisation à la maladie d'Alzheimer et se poursuit pendant les prochaines semaines.


Avril 2004 - Le jour tant redouté est arrivé. Ce matin papa n’a pas réussi le test de conduite pratique. Il perd donc sa licence et avec, le peu d’autonomie qu’il lui restait de ce côté, à lui et à maman en fait.

Il n’y aura donc plus de doute maintenant, c’est fait. Comme je n’y étais pas ce matin, j’arrête après le travail pour jauger l’ambiance, voir comment ils prennent cela. Maman est soulagée et le dit clairement. Elle ne se sentait plus en sécurité. Papa, lui, a déjà oublié le test mais lorsqu’on en parle, il fait quelques commentaires très pertinents, empreints de résignation et de philosophie. Je me dis «Bon, ils tiennent le fort, tout est pour le mieux.» Puis quelques minutes plus tard maman fait une chose extraordinaire, dans sa grande innocence. Alors qu’ils se partagent La Presse comme à l’habitude, elle lui passe, je vous le donne en mille, le cahier auto! De toute beauté. Et là papa a cette succulente réplique, refusant le cahier : «Bof, je pense pas changer de char cette année!»

Je ne pense pas qu’il faisait vraiment le lien avec le résultat du test, bien que je ne peux en être sûr. C’était peut-être davantage une référence, consciente et humoristique, ça c’est évident, à leur situation générale. Mais quoi qu’il en soit, quelle scène…

L’ange

Nous sommes au chalet, lieu où papa et maman passent près de six mois chaque année et où ils sont visiblement plus relax, plus heureux. Étaient heureux plutôt, puisque cet été, ç’a été l’enfer, comme on le verra plus loin. Mais aujourd’hui bon, ça va, ni l’un ni l’autre n’est vraiment en douleur.

Comme à notre habitude, papa et moi décidons de faire un mot croisé. Dans le nord, toute activité est encore plus plaisante et le mot croisé, devant le foyer, n’y fait pas exception. Ma blonde lit, tout près du foyer comme elle aime le faire. Maman vaque à ses occupations, rangeant des choses à la cuisine et venant comme toujours mettre son nez, et son grain de sel, au mot croisé. Le bonheur, ou presque.

Plus le mot croisé avance, plus papa m’impressionne. Il trouve les mots avec une rapidité que je ne lui ai pas vue depuis longtemps. Tout lui est facile. Je l’ai rarement vu aussi présent, aussi vif. Maman, elle, travaille fort à chaque mot. Pas plus en fait, et pas moins qu’à l’habitude. Elle aussi remarque la grande forme de papa. Puis elle allume. Papa a fait le même mot croisé ce matin! Ils avaient déjà La Presse. Cet après-midi, on a la copie que j’ai apportée.

Il n’en a aucun souvenir mais c’est comme si l’empreinte des mots était restée, toute fraîche, dans son cerveau. Maman elle c’est le contraire. Elle se souvient très bien qu’il ait fait le mot croisé ce matin, mais comme elle n’y a jeté qu’un œil ça et là, les solutions ne lui viennent pas d’emblée. The Lord moves in mysterious ways, comme disent les anglais.

Plus tard dans l’après-midi, autre haut moment dans les aventures de papa et maman. On est tous les quatre autour de la petite table, toujours devant le foyer mais cette fois-ci avec thé et biscuits, encore comme les anglais. Maman a une petite baisse de bonheur et raconte quelque chose de tristounet mais sans grande importance. Sûrement pas car je me souviens juste que je n’écoutais qu’à moitié. Je n’étais pas le seul je crois. Enfin elle ajoute, comme elle le fait souvent ces temps-ci, en soupirant : «En tout cas, avec tout ce qui se passe depuis un an…» Papa la regarde, plus intéressé soudainement et demande calmement et sincèrement : «Quoi, qu’est-ce qui se passe depuis un an?» Ma blonde et moi on ne dit rien. On se regarde discrètement. Maman ne dit rien non plus, elle reste bouche bée, ce qui est plutôt rare. Un ange est passé.

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