06-08-2012


Que se passe-t-il dans la tête d’une personne qui souffre d’un mal de vivre si profond qu’elle en vient à choisir de mettre fin à ses jours ? Cette question qui préoccupe des chercheurs du monde entier depuis des décennies est au coeur de la recherche menée à la Banque de cerveaux Douglas-Bell Canada et des travaux qu’y conduit Gustavo Turecki, M.D. Le psychiatre spécialiste en génomique et chercheur à l’Institut Douglas est aussi professeur au département de psychiatrie de l’Université McGill.

Lui et ses confrères du Groupe McGill d’études sur le suicide travaillent sur les effets de la maltraitance infantile sur le cerveau humain. Leur but ? Déceler, dans le fonctionnement des gènes des tissus cérébraux de personnes suicidées, les conséquences d’une enfance marquée par l’abus et la violence.

Ces séquelles sont dites épigénétiques puisque l’environnement a modifié le fonctionnement et non la structure même des gènes comme c’est le cas des mutations génétiques. C’est plutôt une bonne nouvelle. Ces conséquences sur le fonctionnement normal des gènes sont potentiellement réversibles contrairement aux séquelles des mutations génétiques qui, elles, sont permanentes.

Du modèle animal au modèle humain

Bon nombre d’études sur les dérèglements mentaux sont basées sur des modèles animaux. Ces travaux ouvrent des pistes de recherche très importantes. Toutefois, ils demeurent fondés sur des pathologies animales similaires, mais non identiques aux pathologies observées chez les humains. «Dans le cas de la dépression, on ne peut pas vraiment savoir ce que ressent l’animal. Bien que les symptômes comportementaux soient semblables, comme la diminution de l’activité ou des fonctions psychomotrices, il ne s’agit pas à proprement parler de pathologies humaines», précise le scientifique.

Ce sont d’ailleurs des recherches sur les rats qui sont à l’origine des travaux de Gustavo Turecki. Les chercheurs Michael Meaney et Moshe Szyf, deux confrères de l’Université McGill, ont démontré que les soins prodigués par une rate modifient l’expression d’un gène lié à la régulation du stress chez son nourrisson. Plus une mère lèche son petit, moins il est anxieux et mieux il est armé pour affronter les situations stressantes.

C’est dans l’hippocampe, une structure cérébrale rappelant la forme de l’animal marin, que les bienfaits du léchage sont observables chez les rats. L’hippocampe fait partie d’un ensemble de structures qui jouent un rôle-clé dans la mémoire et diverses émotions comme l'agressivité, la peur et le plaisir. On le retrouve aussi dans le cerveau humain.

La Banque de cerveaux au service de l’épigénétique


Alors justement, qu’en est-il des humains ? Est-ce que les soins maternels peuvent avoir des effets épigénétiques aussi marqués chez l’homme que chez les rats? Gustavo Turecki a vu dans la Banque de cerveaux Douglas-Bell Canada une occasion en or de le vérifier. Le spécialiste en génomique a donc répété l’expérience avec ses collègues en ciblant ce gène lié à la régulation du stress, mais cette fois dans l’hippocampe humain*.

L’étude a révélé des modifications épigénétiques dues à la maltraitance. Ces séquelles dans les tissus nerveux compromettent le bon fonctionnement du gène, poétiquement appelé «NR3C1». Les chercheurs Turecki, Meaney et Szyf ont découvert que chez les personnes victimes d’abus, le revêtement biochimique de ce gène a subi une altération empêchant la production normale des régulateurs d’hormones liées au stress. La présence accrue et constante de ces hormones dans l’organisme rend ces personnes plus sujettes à l'anxiété, à la dépression et, le cas échéant, au suicide.

Selon Gustavo Turecki, il est possible que l’exposition à la maltraitance en bas âge envoie le message au cerveau de l’enfant que son environnement est hostile. Le cerveau envoie à son tour le message d'être impulsif, agressif et plus défensif pour pouvoir survivre à cet entourage jugé menaçant.


Les effets épigénétiques de la maltraitance ne se limitent pas au gène NR3C1. Des travaux récents de Gustavo Turecki et de son équipe ont permis d’identifier d’autres gènes perturbés par la maltraitance infantile dans des régions du cerveau impliquées dans la régulation des humeurs. «Nous avons maintenant une vision plus globale du génome. Près de 300 gènes présentent un patron épigénétique différent chez les personnes suicidées par rapport aux personnes qui n’ont pas été victimes de maltraitance. Il y a notamment un groupe de gènes impliqués dans la création des principales structures du système nerveux au cours du développement et dans la plasticité cérébrale, cette capacité du cerveau à réorganiser ses réseaux de neurones selon les expériences vécues par l’organisme. Cette piste est très encourageante et la banque de cerveaux est essentielle à cet égard», dit le scientifique.

Une piste que le chercheur Gustavo Turecki et son équipe pourront continuer à explorer grâce aux spécimens de la banque de cerveaux Douglas-Bell Canada. Elle les mènera sans doute vers une meilleure compréhension des causes du suicide. Voilà qui permet d’espérer le développement de mesures préventives plus précoces et de meilleurs traitements pour les gens qui vivent avec la dépression et les tendances suicidaires. Et qui sait, peut-être un jour pourra-t-on guérir ce mal qui fait plus d’un millier de victimes par année au Québec.

Glossaire


  • L'ADN (acide désoxyribonucléique) est le produit chimique dans le noyau d'une cellule qui contient les instructions génétiques pour fabriquer des organismes vivants. Sous forme d’une longue molécule habituellement assemblée en chromosomes, l'ADN encode l'information génétique sous forme d'une double hélice.
     
  • Un gène est un segment d’ADN chargé de la transmission héréditaire de notre information génétique. Il oriente et dicte la formation des molécules, des enzymes, des protéines et des cellules qui composent un organisme et ses systèmes.
     
  • Le génome est l'ensemble des informations génétiques d'un individu que l’on retrouve dans son ADN. Il est souvent comparé à un livre dont les chapitres seraient les 46 chromosomes qui le composent.
     
  • L’expression d’un gène renvoie à l’ensemble des processus contenus dans un gène qui serviront à la formation des molécules, une sorte de «plan de construction». Sous l’influence de différents facteurs, le plan de construction s’active ou se désactive. On dit alors que le gène s’exprime ou non.
     
  • Groupes témoins : Les chercheurs de toutes disciplines scientifiques recourent à des groupes témoins pour valider leurs résultats. C’est une procédure rigoureuse qui consiste à confronter les données recueillies sur des échantillons à l’étude à celles recueillies sur des échantillons normaux. Le groupe témoin sert d’étalon, il fixe une norme en quelque sorte. C’est pourquoi la qualité des échantillons qui le composent est systématiquement contrôlée. En comparant les groupes d’échantillons à son groupe témoin, le chercheur pourra déterminer si des différences significatives se reflètent dans les résultats. C’est de cette façon qu’a procédé l’équipe du docteur Turecki avec les spécimens de la Banque de cerveaux.

Source : National Human Genome Research Institute