22-02-2011

Luc Gagnon est psychoéducateur à l'Institut Douglas. En 2003, il apprend que son père est atteint de la maladie d'Alzheimer. Il décide alors de consigner dans un journal quelques moments –précieux– partagés avec son père encore lucide. Deux ans plus tard, Luc Gagnon rassemble ces récits sous la bannière «Papa, maman, la bonne et moi», un recueil de textes empreints d’humour et de tendresse. La série est diffusée dans le cadre de la semaine de sensibilisation à la maladie d'Alzheimer et se poursuit pendant les prochaines semaines.


Septembre 2004 - Quatrième soirée au débordement de l’urgence. Soirée étonnamment agréable avec papa, malgré la promiscuité de la salle. L’atmosphère est feutrée, les gens parlent tout bas. Papa et moi discutons doucement de choses et d’autres. Tout à coup papa se met à me raconter, pour la trois millième fois minimum, ses histoires de hockey. C’est que là-dessus, il radotait bien avant d’avoir l’Alzheimer.

Bon, si ça peut lui faire plaisir, que je me dis. Ici, qu’a-t-il d’autres pour passer le temps. Est-ce que je t’ai déjà conté ceci, et est-ce que je t’ai déjà conté cela. Et allez pour les permissions spéciales quand il était soldat dans l’ouest et le joueur favori du colonel. Et allez pour les tableaux de résultats d’après match au couvent alors qu’il était marmiton sous un autre nom parce qu’il se sauvait de la guerre et que les frères le faisaient jouer dans leur équipe : «Marmiton 8, Étudiants 2». Et allez pour les As de Jonquière. Et allez pour les Millionnaires de Sydney. Mon père était réellement tout un joueur de hockey.



Maurice Richard à gauche; papa à dr. (cravate noire), Ou de leur point de vue sur la glace, Maurice à l'aile droite et papa à l'aile gauche.

Puis vient le moment inévitable où il va parler de Maurice Richard. Ils étaient du même âge et du même quartier à Bordeaux. À 15 et 16 ans, ils jouaient ensemble, papa droitier jouant contre-aile à gauche, Maurice gaucher contre-aile à droite, qu’il a rendu célèbre, et Lucien Baillargeon au centre.

Sauf que là, il se met à conter beaucoup plus les deux après-midi semaine où Maurice et lui n’avaient pas d’école, pour quelque raison, et où ils se retrouvaient souvent seuls sur la patinoire extérieure à faire du un contre un, s’enlever le puck, «niaiser» comme on dit. Il me semble que c’est la première fois que je l’entends insister sur ces détails.


Puis son regard semble se perdre quelque part en haut de mon épaule, non pas comme il se perd dans l’Alzheimer, mais plutôt comme notre regard à chacun de nous se perd quand on songe à quelque chose de lointain et de beau. Et il dit, dans un soupir, avec un tout léger mouvement de la tête : «Maudit que j’aimais ça jouer au hockey…» Ça non plus je ne l’avais jamais entendu. Il n’était plus l’ami privilégié de Maurice Richard, il était dans le plaisir pur et simple. Un petit gars de quatre-vingt-un an sur un lit de débordement d’urgence, en plein plaisir. Mais pas confus. Il n’a pas dit «J’aimerais ça jouer au hockey» ou «Je m’en vais jouer au hockey». Non, il a juste dit : «Maudit que j’aimais ça jouer au hockey». L’histoire de sa vie.

À y repenser, c’est comme si l’Alzheimer lui avait fait oublier sa façon habituelle de conter l’histoire. Comme si, ne pouvant plus réciter en pilote automatique ce qu’il a tant de fois conté, il devait maintenant retourner à la source. Là, les pieds gelés avec un chum, sur la patinoire de Bordeaux.

La vie

Papa est dans une chambre, enfin. Adieu débordement. Il n’a pas bien sûr une chambre à lui seul, ils sont quatre. Mais c’est tout de même un monde en terme d’espace et de confort, à comparer à l’urgence.

En visite, j’offre à papa de faire un mot croisé. Je lis les définitions le plus bas que je peux pour ne pas déranger les autres. La dame d’à côté, étendue dans son lit les yeux fermés, me dit après quelques minutes: «Pourriez-vous parler un peu plus fort, s.v.p., j’entends mal et je voudrais essayer d’en trouver.» Je lève donc la voix. La dame n’est pas très bonne mais ses essais sont des plus sympathiques et quelle joie lorsqu’elle réussit enfin, ce sera la seule fois, à trouver un mot.

Puis d’autres mots se mettent à fuser, une voix de femme et une voix d’homme, de derrière un rideau. Le patient du fond de la chambre et sa femme venue le voir! C’en est presque rendu cacophonique. L’infirmière, qui va et vient entre le poste et la chambre pour les médicaments et qui n’a pas dit un mot jusqu’ici, nous annonce à un moment donné qu’après vérification au dictionnaire médical du poste, le mot pinocytose, tel que proposé par papa lui-même, est accepté.

Moi qui voulait parler le plus bas possible pour ne pas déranger. J’ai créé un monstre. La vie qui montre son bout du nez.

Suite et fin du récit