01-09-2005


Howard Steiger, Ph.D., chercheur au Centre de recherche de l’Hôpital Douglas et chef clinique et administratif du programme des troubles de l’alimentation, a mené des études qui ont mis en évidence la complexité des interactions entre les différents facteurs génétiques, environnementaux et psychologiques qui peuvent se produire et mener à l’apparition de troubles comme l’anorexie nerveuse et/ou la boulimie. De telles recherches sont d’une très grande importance lorsqu’on sait qu’au Québec seulement, trente mille femmes (et quelques hommes) sont touchées par les troubles de l’alimentation, et ce chiffre augmente à 90 000 ou plus si l’on utilise des critères de diagnostic moins sévères.

À première vue, la description des troubles de l’alimentation semble facile : les anorexiques mangent très peu ou simplement pas, alors que les boulimiques mangent d’énormes quantités puis utilisent des purgatifs et/ou laxatifs. Bien que cette définition soit exacte, elle ne laisse aucune place à la complexité des facteurs liés aux troubles de l’alimentation, ce que les recherches de Howard Steiger tendent pourtant à confirmer. Il explique que l’anorexie nerveuse et la boulimie se caractérisent toutes les deux par des « comportements anormaux face à l’alimentation, au poids et à l’image corporelle » et qu’elles sont liées « à des troubles au niveau du contrôle de l’impulsivité, des changements d’humeurs et du fonctionnement interpersonnel ». Malgré ces similitudes, il existe toutefois des différences non négligeables entre l’anorexie nerveuse et la boulimie.

L’anorexie nerveuse se définit par une sous-alimentation volontaire justifiée par la phobie omniprésente de grossir et se traduisant par un amaigrissement mettant en danger la vie de l’individu. Alors que certains vont exercer un contrôle strict et compulsif sur leurs portions alimentaires, d’autres entreront dans des périodes de boulimies récurrentes suivies de prises de purgatifs et/ou laxatifs. Mais dans ces deux types d’anorexie, il s’agit d’un « sur-contrôle », et dans les deux cas l’individu s’évalue littéralement selon les chiffres de la balance.

Quant à la boulimie, on la diagnostique autant chez des individus présentant un poids normal que chez ceux présentant un surpoids. Elle se caractérise par un dérèglement du contrôle sur l’alimentation, c’est-à-dire des périodes prolongées d’abstinence et/ou d’obsessions alimentaires qui peuvent aboutir à des périodes de consommation excessive accompagnée de comportements extrêmes de compensation, entre autres, le vomissement, le surentraînement, et l’usage abusif de purgatifs et/laxatifs. On peut dire que dans le cas de la boulimie, il y a « sous-contrôle ».

Quelles sont les causes des troubles de l’alimentation? Pendant longtemps on a pensé qu’il s’agissait d’un phénomène provoqué par l’obsession de la beauté et de la minceur véhiculé par les sociétés occidentales, ou encore dû à de mauvaises influences parentales. Ces pressions socioculturelles jouent certainement un rôle essentiel. Toutefois, les découvertes récentes remettent en question l’idée que les troubles de l’alimentation ne sont que des formes extrêmes dérivées de régimes alimentaires. Howard Steiger et son équipe ont démontré que certains facteurs biologiques rendent probablement certaines personnes particulièrement vulnérables.

Dans les faits, c’est la nourriture qui fournit à notre cerveau les ingrédients essentiels à l’élaboration du neurotransmetteur qu’est la sérotonine. Pas de nourriture, pas de sérotonine. Or, ce neurotransmetteur est impliqué à plusieurs niveaux dans le fonctionnement de notre système cérébral. On sait qu’il joue un rôle important dans la régulation des humeurs, au niveau des comportements impulsifs, dans la façon de réagir au stress, et principalement en ce qui concerne les troubles de l’alimentation, au niveau du sentiment de satiété et de la régulation des habitudes alimentaires. Tant chez les individus que chez les animaux, on retrouve des niveaux d’activité sérotonergique élevés chez les individus qui mangent peu, alors qu’il est bas chez ceux souffrant d’hyperphagie ou d’alimentation compulsive. Étrange coïncidence, n’est-ce pas? C’est également ce qu’ont pensé Howard Steiger et son équipe.

Pour répondre à cette question, ils ont donc entrepris des recherches visant à étudier la relation entre la sérotonine et les troubles de l’alimentation. Tout en sachant que les facteurs génétiques jouent un rôle dans l’activité sérotonergique, ils ont cherché à savoir si elle était différente selon que l’individu souffre ou ne souffre pas de troubles de l’alimentation. Non seulement ces recherches ont permis de confirmer qu’une telle relation existe, mais l’équipe de Howard Steiger a également avancé une hypothèse selon laquelle certains individus présentant certaines variations génétiques de la sérotonine présentent plus de risques de développer des troubles de l’alimentation. « Il semblerait que les pressions environnementales qui poussent les individus à la diète attisent leurs faiblesses biologiques » affirme-t-il.

La piste du facteur génétique permettrait d’expliquer pourquoi les troubles de l’alimentation se retrouvent dans certaines familles, ou pourquoi certaines formes de la maladie (comme la boulimie) se retrouvent plus souvent chez les individus souffrant de troubles de l’impulsivité ou de l’humeur. Associée à la diète, l’impulsivité, que l’on soupçonne être liée à une faible activité sérotonergique, pourrait ainsi rendre l’individu très vulnérable à la boulimie incontrôlée.

Il est toutefois important de noter que l’apparition de troubles de l’alimentation n’est pas liée au seul facteur génétique, tout comme les variations dans l’activité sérotonergique ne provoquent pas automatiquement des troubles de l’alimentation. Il faut également tenir compte des facteurs environnementaux, tels que le stress, les traumatismes liés à l’abus durant l’enfance et les influences sociales. Howard Steiger pense que le mélange de certaines conditions biologiques, sociales, développementales et psychologiques peuvent aboutir à une « collision des causes » qui permettent aux troubles de l’alimentation de se manifester. « Les troubles de l’alimentation sont l’exemple parfait du rôle déclencheur que peut avoir l’environnement sur un facteur génétique, qui sans cela, ne se serait pas manifesté ». Dans ce cas, les pressions sociales associées à une diète peuvent provoquer un changement biologique.

Que pouvons-nous conclure? Quels impacts auront ces découvertes sur le traitement des troubles de l’alimentation? Howard Steiger est le seul, du moins au Québec, à pouvoir répondre à ces questions. En effet, la clinique des troubles de l’alimentation de l’Hôpital Douglas est actuellement le seul programme clinique à grande échelle et ultra spécialisé qui existe au Québec. C’est également un programme d’enseignement et de recherche au niveau de toute la province. Grâce à ce programme, Howard Steiger peut directement mettre en pratique les avancées de la recherche, avec l’espoir d’améliorer les méthodes de traitement. Le succès du Centre est directement lié à la capacité de pouvoir passer de la recherche à la pratique et vice-versa.

Quels sont les défis que souhaitent relever Howard Steiger? Sachant que les caractéristiques environnementales des individus qui développent des troubles de l’alimentation sont très différentes et sachant qu’il existe un facteur génétique, il souhaiterait pouvoir mettre en place des traitements plus personnalisés qui répondent plus spécifiquement aux besoins des individus que ceux qui existent à l’heure actuelle.

Une autre mission importante du programme consiste à faire connaître les troubles de l’alimentation, à fournir des informations valables et à établir des programmes d’intervention dans la communauté. En plus de la clinique sur les troubles de l’alimentation de l’Hôpital Douglas, un hôpital de jour ouvre ses portes le 3 juin 2004. Les personnes souffrant de troubles de l’alimentation pourront y recevoir des traitements durant la journée et retourner à leur domicile le soir. Howard Steiger espère ainsi pouvoir répondre aux besoins des patients, et tout particulièrement aux 400 personnes qui sont actuellement sur liste d’attente.

Finalement, les recherches de Howard Steiger n’ont pas pour seul objectif de faire avancer nos connaissances sur les origines et les causes des troubles de l’alimentation. Elles permettront de changer l’image que nous avons des personnes souffrant de tels troubles, personnes que l’on juge souvent comme étant facilement influençables, égocentriques et perfectionnistes. Les travaux de Howard Steiger démontrent le rôle des facteurs biologiques et génétiques et expliquent pourquoi ce ne n’est pas « la force du caractère » qui fait qu’un individu est victime de troubles de l’alimentation alors qu’un autre n’en souffre pas.

Par Tania Elaine Schramek